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Le Pont rose se souvient...
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- Publié le: 19/06/2011
- Auteur: Marie-Françoise Caillens
Ah si je pouvais parler !
Je vous raconterais mon voyage centenaire. Et oui, j'ai voyagé ! Immobile, mais dans le temps, au travers de l'Histoire des hommes. Je suis né en 1894 d'une roche semblable au marbre, du lieu-dit « La Maybrière ». De la sueur et du sang des hommes qui m'ont bâti, mes pierres ont gardé la couleur rose. D'où mon nom. C'était sous la IIIéme République. J'en ai vu passer des chevaux, des messieurs en redingote, des dames endimanchées, des carrioles chargées de fûts. Un siècle allait naître et je l'attendais de pied ferme.
J'ai fait partie de ces pionniers qui ont développé les échanges. Le commerce et les industries battaient grand train. Et tous passaient un peu par moi. J'ai vu traverser le porteur de journaux où éclatait l'affaire Dreyfus. J'ai vu partir au front les gars mobilisés pour la grande guerre. Et j'ai bien vu qu'ils ne reviendraient pas. Tant d'autres guerres ont suivi. J'ai vu passer le fruit des vendanges, les pierres qui bâtissaient Caramany, les charrettes de tissu pour les habits du dimanche. J'ai vu le corbillard emporter des âmes, et le médecin de campagne ramener la vie. J'ai assisté aux transhumances des congés payés sous le Front populaire, et j'ai tressailli à la grande débâcle de la deuxième guerre et à la détresse des réfugiés de la guerre d'Espagne. J'ai aussi vu les soirs de retour du labeur et les émeutes vigneronnes. Et puis j'ai vu une grande calamité tomber en silence. Même pas une guerre, même pas de heurts, juste l'exode rural. Et je n'ai rien pu faire pour les retenir !
A vrai dire, j'ai bien failli y passer, à l'Aiguat de 1940. C'est que nous sommes de vieux adversaires, l'Agly et moi. Mais ce n'était pas mon heure ! C'est en 1990, quand les travaux du barrage ont commencé, que mes vieilles pierres ont ressenti la lassitude de vivre. Ni mes bons et loyaux services, ni les rafales de tramontane, ni les tombes néolithiques à mes flancs, rien n'a pu arrêter le destin. En 1993, les Carmagnols m'ont rendu un vibrant hommage. En 1994, pour mes 100 ans, j'ai rendu mon tablier. Le fleuve Aigle m'a finalement englouti.
Mais mes pierres survivent dans le village. Une stèle sous la statue du lion, la fontaine du boulodrome, des aménagements devant la cave coopérative et des parapets surélevés dans les rues du village. Ma descendance est assurée. A travers la mémoire et l'affection des habitants de Caramany, le sang de mes veinures palpite encore sous le soleil.
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