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Un souffle cathare (3)
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- Publié le: 01/03/2014
- Auteur: Bernard Caillens
Les conséquences de la Croisade sur le village:
Elles ont été radicales et sont faciles à comprendre lorsqu'on connait Caramany aujourd'hui. Le lieu de vie de l'Horto sera abandonné et les habitants transporteront leurs foyers sur le grand rocher sous la protection directe de la fortification existante dont ils renforceront les défenses.
Il est difficile de donner une date sur ce déplacement de population qui s'est peut-être étalé sur plusieurs années. Même si la Croisade n'a pas touché la vallée de l'Agly, elle a quand même dû générer de l'inquiétude, voire la crainte d'être un jour ou l'autre concerné. D'un village à l'autre, à l'occasion de la transhumance des troupeaux par exemple, les informations circulent et ce qui se passait de l'autre côté des Corbières ne pouvait pas être complètement ignoré des Carmagnols. En tout cas, ils devaient être au courant du départ de leur seigneur pour la guerre, ce qui ne laisse présager rien de bon en cas de défaite. Enfin, ils ne pouvaient ignorer que des chevaliers vassaux des Trencavel et des membres de l'Eglise cathare se réfugiaient dans les châteaux du Fenouillèdes ou traversaient l'Agly pour passer en Roussillon puis en Catalogne, terres sur lesquelles n'intervenaient pas les croisés. L'un des points de passage se trouvait justement entre Rasiguères et Tournefort donc très proche de Caramany. Au fur et à mesure des années, tout cela a dû créer un sentiment d'insécurité d'autant plus grand que sur les berges de l'Agly, le village pouvait difficilement être défendu.
"La croisade contre les Albigeois a contraint beaucoup de villages de cette région à se percher sur les hauteurs. C'est le cas de Caramany resserré autour de son château."1 Cette phrase extraite d'une étude du centre de recherches archéologiques médiévales de l'université de Caen désigne clairement la Croisade comme cause du déplacement du village. Mais la Croisade s'est étalée sur de longues années. Les menaces sur le Fenouillèdes se sont concrétisées dès 1229, lorsque le vicomte Pierre a dû céder ses terres au comte du Roussillon. Et l'on peut penser que l'annonce du rattachement à la couronne de France en 1258 a, soit déclenché cette mini exode vers le grand rocher, si elle n'avait pas été faite avant, soit décidé les derniers habitants de quitter l'Horto. La vicomté de Fenouillet devenait clairement une zone tampon entre le royaume de France qui allait organiser sa première ligne de défense sur les Corbières grâce aux châteaux qui passaient entre ses mains, et le royaume d'Aragon qui allait renforcer tout son dispositif le long d'une ligne Cerdagne, Conflent, Roussillon2. Et dans une zone de front, il vaut mieux éviter les espaces faciles d'accès pour les troupes combattantes. Mettre le village à l'abri est un réflexe logique qui ne s'est pas produit uniquement à Caramany. Ansignan, Planèzes, Bélesta se sont aussi déplacés vers des lieux plus faciles à défendre. Sur le côté sud du rocher, se sont donc construites en demi-cercle les premières maisons, bien collées les unes aux autres, l'entrée tournée vers le château, le mur opposé servant de rempart. C'est ainsi qu'est né le coeur du village que nous connaissons aujourd'hui.
Une fois le traité de Corbeil signé, Louis IX se préoccupe de la protection de sa nouvelle frontière. Il ordonne de renforcer les défenses de Carcassonne qui deviendra la capitale militaire de ces territoires du sud, elle même protégée par cinq fils, Aguilar, Termes, Puilaurens, Peyrepertuse et Quéribus, cinq châteaux féodaux devenant forteresses royales tenues par des garnisons à la solde du roi. Mais il ordonne également d'augmenter le potentiel défensif des villages qui allaient être en première ligne. Et c'est sûrement en exécution des ordres royaux que le mur d'enceinte de Caramany a été construit ou en tout cas renforcé et qu'a été construite la porte du Rébelli, protégée par un assommoir et flanquée d'une tour à sa gauche. Ces vestiges sont encore visibles de nos jours.
Grâce au chevalier Pons de Caramany qui a demandé au roi de France de bien vouloir lui concéder la haute justice sur ses fiefs de Caramany et d'Axat et au roi Philippe le bel qui, avant de lui répondre favorablement, a ordonné une information sur la valeur des villages et castra3, nous savons que le village ainsi fortifié comptait à la fin du XIII ème siècle une trentaine de maisons, (35 exactement en 1306), ce qui correspond actuellement à un périmètre déterminé par la rue de la placette, la rue du chemin d'Ille et la rue de l'église. "C'est un bourg clos, avec un bon mur de pierre autour, dentelé et assez résistant à la lance et au bouclier.4".
Mais il lui manquait un élément essentiel, son église. En effet, l'église Saint Etienne était restée à l'Horto. On peut aisément comprendre que les chefs de famille aient en priorité penser à construire un toit pour y loger femmes et enfants et que la période n'était guère propice à la mise en oeuvre de grands travaux. Ils n'abandonnent d'ailleurs pas l'Horto pour autant. Pour s'y rendre directement, ils disposent de deux sentiers, l'un qui trouve son origine derrière le château puis qui descend la colline entre les ravins de la Bécède et de la Teulière. Sur son tracé a été implanté, certainement bien plus tard un oratoire. L'autre qui part au pied du grand rocher, sous le château, traverse immédiatement la Teulière et descend sur sa rive droite. C'est celui que nous appelons maintenant le chemin du Baus. Les deux se rejoignent pratiquement au confluent des deux ruisseaux qui forment ensuite le ravin du Tourou.
Un document d'archive nous donne le nom du clerc qui officiait à Caramany à l'époque du traité de Corbeil. Mais tout en nous apportant un renseignement précis, il suscite pas mal d'interrogations.
Par un acte daté de l'année 1259 5, le seigneur Béranger du Vivier, reconnaît à l'archevêque de Narbonne le droit de dîmer sur le territoire de Sainte Marie de Felluns. Cet acte est rédigé par Petrus Regalis, capellani de Caramanio. C'est donc le rédacteur de l'acte lui même qui se donne le titre de chapelain et non celui de prêtre ou recteur. Selon les dictionnaires, un chapelain est un prêtre ou un bénéficier qui officie dans une chapelle, et pour le Larousse, dans une église non paroissiale. Cela m'amène à faire trois hypothèses: soit chapelain est le terme employé couramment à l'époque pour prêtre, soit le desservant considère que l'église Saint Etienne sise à l'Horto, n'est plus l'église paroissiale, soit en attendant le déplacement de cette dernière, une chapelle a été construite au château. Il faut savoir que les ruines d'une chapelle existent bien entre le rempart nord sur lequel elle s'appuie et le chemin de ronde, donc à l'extérieur de la cour d'honneur. En l'absence de fouilles archéologiques, il est difficile de la dater.
Et ce n'est pas non plus la mention de ce document par l'abbé Cazes dans son ouvrage le Roussillon sacré6, qui nous apporte la solution. Il considère en effet que l'acte rédigé par le chapelain de Caramany est la première mention dans les textes de l'église Sainte Marie de Felluns qui figure bien dans le texte en latin, Sancte Maria de Fullonibus, mais aussi de l'église Saint Etienne de Caramany... qui n'y figure pas. A t-il un autre document ou considère t-il que la présence de Petrus Regalis, capellani de caramanio qu'il traduit par Pierre Réal, chapelain de Quermany, suffit à confirmer qu'il y a une église et que cette église est l'église Saint Etienne?
Quoi qu'il en soit, d'après les archéologues, les parties les plus anciennes de l'église actuelle datent de la fin du XIVème siècle ou du début du XVème. Pendant plus de cent ans donc, le village a contemplé son église du haut du grand rocher. L'église primitive, elle, est signalée en ruines sur la carte de Cassini donc vers 1790 7 et l'on sait que ses derniers restes ont été hélas supprimés par les bons soins de la municipalité en 1882 pour faire de la place au cimetière8.
Les conséquences du traité de Corbeil sur la famille de Caramany
Il n'y a aucun doute sur le fait que les Caramany ont refusé d'avoir comme souverain le roi de France et ont préféré quitter leurs terres. Toutes les sources concordent. Il y a bien sûr les très nombreuses références à Pons de Caramany qui est devenu un seigneur de haut rang sous les trois rois de Majorque. En 1306, sa demande au roi Philippe le bel, appuyé par son propre souverain Jacques II prouve que les Caramany, malgré leur exil, sont restés en titre, seigneur du village. Nous savons aussi qu'après avoir acquis de la notoriété en Roussillon, une branche des Caramany s'est établie dans l'Ampourdan où elle a acquis des domaines importants et où elle est encore présente.
Quelques sources locales confirment ce départ.
"Après le traité de Corbeil, la famille de Caramany s'est réfugiée en Aragon." Direction des affaires culturelles, Inventaire des monuments – Archives municipales
"Cette famille qui, dès cette époque (1242), avait déja fourni quelques membres à la milice du Temple du Mas Deu, finit par s'établir en Roussillon, où elle acquit une assez grande importance sous la dynastie des rois de Majorque." Bernard Alart9.
"La famille de Marsa originaire du Razès était venue en Roussillon à la suite de Pons de Caramany et s'était fixée à Corneilla de la rivière". Joseph Gibrat. Aperçu historique sur la paroisse de Corneilla de la rivière. 1913
Chevalier roussillonnais, c'est ainsi que l'abbé Capeille, dans ses fameuses Biographies roussillonaises (1914) qualifie Pons de Caramany. Sa première mention dans un document écrit daterait de l'année 1281.
"Une frontière toute relative: Les liens ont continué d'exister entre le Fenouillèdès et le Roussillon à cause de l'éclatement des familles seigneuriales et l'émigration des personnages trop impliqués politiquement. Quelques vieux lignages subsistent comme les Sainte Colombe (sur Guette), les Tournefort, les Tremoine, mais surtout les Caramany et les Du Vivier. L. Bayrou10
"Ce qui est certain et prouvé dans les textes, c'est l'existence d'un lignage qui prit son nom d'un lieu appelé, encore aujourd'hui, Caramany, dans l'ancien pays de Fenolleda ou Fenollet, uni désormais au Roussillon et comme lui intégré dans le département français des Pyrénées Orientales. Pelayo Negre Pastell La casa de Caramany. (texte original en Espagnol).
"A trois kilomètres de La Bisbal... en venant de Gérone... vous apparaîtra un grand édifice avec une ample galerie et des tours élancées, qui met sur ces lieux écartés un accent de distinction: c'est la maison Caramany... Les Caramany avaient leur maison-mère au pays de Fenouillèdes, à la frontière du Roussillon, mais, déjà, hors du domaine linguistique catalan."11
Les raisons du départ de la famille Caramany sont multiples et on peut les imaginer.
- Le refus d'un souverain français. Les Caramany n'étaient pas de culture française et Saint Louis représentait ce pouvoir royal qui avait, aprés avoir laissé instituer la Croisade, dévasté le Midi et dépossédé le vicomte Pierre de ses terres.
- La fidélité à son seigneur direct. Nous l'avons vu Pierre de Fenouillet a voulu la présence de Huguet de Karamanh lors d'un acte politique important et B. Alart en déduit que les seigneurs de Caramany comptent depuis longtemps parmi ses chevaliers. Si Ramon cité dans la deuxième partie est bien un Caramany, cela signifie que cette famille a été impliquée dans la Croisade depuis le début. Or en 1242, le vicomte Pierre n'a eu comme ultime solution que de quitter le Fenouillèdes et de se réfugier chez les templiers du Roussillon.
- Enfin les risques personnels encourus. Pierre de Fenouillet était très proche de l'Eglise cathare, certains auteurs le qualifient de croyant et même après sa mort, il sera poursuivi par l'Inquisition. Tous ceux qui l'ont côtoyé et qui plus est, soutenu militairement peuvent donc être facilement soupçonnés d'hérésie et il vaut mieux à ce moment là, trouver des contrées où l'Inquisition, même si elle présente est moins soutenue par le monarque.
Il reste à essayer de dater ce départ. Peut-être a t-il eu lieu pour toutes les raisons évoquées ci dessus en 1242? Mais entre 1242 et 1258, il n'y avait pas nécessité de partir. Le statut du Fenouillèdes était totalement flou, il ne dépendait plus de personne puisque la famille vicomtale avait perdu tous ses droits et que le comte du Roussillon Nuno Sanç qui en avait la suzeraineté était décédé. D'autre part les deux rois, celui de France et d'Aragon, pouvaient tous les deux revendiquer des droits sur ce territoire, mais aucun des deux n'avait intérêt à déclencher des hostilités avec l'autre. L'avenir du Fenouillèdes était donc en suspens dans l'attente de futures négociations.
Faut-il alors retenir l'échéance de 1258? Ce n'est pas sûr non plus. D'après Lucien Bayrou, "la date de 1258 ne marque pas un véritable changement. En 1250, Hugues de Saissac, fils de Pierre de Fenouillet, se pare du titre de vicomte et est actif au moins jusqu'à l'été 125911, voire jusqu'à sa mort en 1261. Ce n'est qu'en 1262 que s'effectue le rattachement effectif du Fenouillèdes à la France par le mariage d'Isabelle d'Aragon et du futur Philippe III. Le roi de France, par l'intermédiaire du sénéchal de Carcassonne, prend possession d'un territoire pratiquement sans seigneur, compte tenu de la minorité des enfants d'Hugues. Béatrice d''Urtx-Saissac, probablement réfugiée avec ses trois enfants à Ille sur Têt, est dépossédée des droits et biens que possédait son mari, même si elle continue à se faire appeler vicomtesse de Fenouillet."13
Par contre, c'est aussi à cette époque que l'on commence à trouver des traces des Caramany dans des actes notariés du Roussillon, ce qui permet de déduire que leur arrivée dans le comté est antérieure.
En 1281, le 16 des calendes d'avril, le chevalier Pons de Caramany fait une reconnaissance de fief à sa fille pour un champ à Villelongue de la Salanque14. Et bien avant, en 1261, une certaine Blanche de Caramany se voit confisquer par les Inquisiteurs une dîme qu'elle possédait sur le territoire de Baixas15. Nous la retrouverons dans la quatrième partie.
Même si nous prenons les dates extrêmes 1242, et avant 1281 puisque pour donner son champ à sa fille, il fallait d'abord que Pons en soit le seigneur, on voit bien que c'est la disparition de la vicomté en tant que telle et le traité de Corbeil qui ont causé le départ des Caramany.
Le résultat pour le village a été de garder son seigneur mais d'avoir un château sans occupant avec certainement la nomination d'un baile pour le représenter. Lors du fameux inventaire de 1306 ordonné par Philippe IV le bel, fils de Philippe III, on voit bien que le lien entre les habitants de Caramany et leur famille seigneuriale n'est pas rompu puisque les chefs de famille se disent hommes du seigneur Pons. Ce n'est que plus tard que la seigneurie passera dans les mains d'une autre famille noble. Mais cela doit faire l'objet d'une autre recherche.
Notes:
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CNRS. Université de Caen. Centre de recherches archéologiques médiévales.
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Sous la direction de Lucien Bayrou . 1258 – 1659 Fortifier une frontière. 2004
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Caramany mérite donc la dénomination de castrum (pluriel castra): Ensemble composé d'un château (castellum) ou d'une tour (turre) dominant un lieu habité (villa) entouré de fortifications (fortezii). Dominique Dieltens. Châteaux et forteresses en pays cathare.
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Le document original est conservé aux Archives nationales. Son caractère exceptionnel est reconnu par les historiens. Relire dans la rubrique Histoire: 1306. dénombrement des feux sur ordre du roi.
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Histoire générale du Languedoc tome huitième Preuves
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Abbé Albert Cazes. Le Roussillon sacré. Revue conflent, 1990 p 87
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Rubrique Histoire de ce site: Un document précieux, la carte de Cassini
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Rubrique Histoire de ce site: Les années en 2 ,1882.
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Bernard Alart. Notices historiques sur les communes du Roussillon. 1868. p 37
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Lucien Bayrou. 1258 -1659 Fortifier une frontière. 2004. p 20
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Texte sur la ville de Corça que m'avait procuré, il y a bien longtemps, Monsieur Emmanuel Filquerra, extrait d'un vieil ouvrage en catalan dont je n'ai malheureusement pas les coordonnées. Traduction Monsieur Aimé Rigail.
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Il est d'ailleurs cité comme témoin dans l'acte rédigé par le chapelain de Caramany en 1259.
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Lucien Bayrou. 1258 -1659 Fortifier une frontière. 2004. p 19
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Bernard Alart. Notices historiques sur les communes du Roussillon. 1868. p 37
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Bernard Alart. Privilèges et titres relatifs aux franchises, institutions et propriétés communales de Roussillon et de Cerdagne depuis le XI ème siècle jusqu'en 1660. Perpignan 1874
Sources:
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Les sources seront indiquées à la fin de la quatrième partie.
Photos:
- miniature: les armoiries des Caramany de Sant Père Pescador.
-1: La porte du Rebelli (XIIIéme siècle) Auteur Babsy, page Wikipédia Caramany
- 2: Le mur Est du cimetière.On distingue nettement des pierres de remploi: anciens caveaux ou restes de l'église primitive? B. Caillens
- 3: Départ de voute de la "chapelle"; le mur d'appui est un mur perpendiculaire au rempart Nord. B. Caillens avec l'aimable autorisation du propriétaire M J Paulet.
- 4: L'actuelle rue de la placette. C'était le chemin qui passait au pied du mur d'enceinte (façades de gauche) et menait à la porte du Rebelli, porte d'entrée du village fortifié ( le castrum). T. Daudigny
- 5: Le grand rocher. On distingue la masse quadrangulaire du château actuel et au premier plan les premiers murs de défense, "le chemin de ronde" qui suivent la forme découpée du rocher. P. Garcelon
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