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Un souffle cathare sur Caramany

 De Karamanho à Caramany, ou de Pèire à Pierre 

Avertissement au lecteur: Lorsque je suis amené à évoquer le lointain passé de Caramany, je me pose toujours la question de l'écriture des noms propres, sachant que ce n'est pas un choix neutre et qu'il peut parfois être source de confusion comme j'ai essayé de le démontrer dans l'article Guillaume de Caramany... ou de Caraman1, confusion que j'ai encore retrouvée dans des ouvrages en langue espagnole consultés pour cette recherche.

Le problème vient du fait que les historiens travaillent sur des documents originaux écrits en latin. Pour rendre ensuite abordable leur travail, ils sont bien obligés de retranscrire les noms propres. Certains font le choix de la langue avec laquelle ils publient leurs travaux, français espagnol, catalan, occitan suivant les auteurs; d'autres au contraire tentent de les reproduire tels qu'ils devaient être utilisés à une époque donnée dans un lieu donné. Enfin, à tous ceux-là s'ajoutent ceux qui utilisent leurs travaux et qui donc copient, transforment et parfois font des amalgames avec les noms utilisés.

Prenons deux exemples: en 1321 existait à Planèzes, en Fenouillèdes, deux frères éleveurs. Pour René Weiss les derniers Cathares, il s'agit de Pierre et Guillaume André, pour Anne Brenon Les fils du malheur, berger d'exil, il s'agit de Pèire et Guilhem Andrieu. Autre exemple, E. Le Roy Ladurie, dans Montaillou village occitan, parle de Pierre Constant, de Rasiguières alors qu'Anne Brenon l'a identifié comme Pèire Constans (En Constans). Pourtant ces auteurs ont travaillé sur les mêmes textes, l'utilisation de telle écriture plutôt qu'une autre est donc bien un choix de leur part. Il est certain qu'en 1321, à Planèzes, on ne parlait pas français, l'écriture occitane paraît plus juste historiquement ... à condition qu'à cette époque là, les habitants de Planèzes qui comme les Carmagnols étaient en territoire de culture catalane jusqu'en 1258, aient intégré l'usage de la langue occitane (dans le cas contraire, Pèire Andrieu serait plutôt Père Andreu) et à condition encore que le scribe de l'Inquisition qui a écrit en latin les noms qu'il entendait prononcer au cours des auditions n'ait pas commis d'erreurs en voulant trop bien faire.

Et que dire des noms de famille de la noblesse qui pour la plupart sont des noms de lieu dont l'orthographe de nos jours s'est normalisée en français. L'écriture Fenouillet n'existait pas à l'époque cathare, certains auteurs, comme Annie de Pous écrivent Fenollet, d'autres préfèrent Fonollet. Alors n'est ce pas trahir doublement le vicomte qui n'était pas français, lorsqu'on écrit son prénom et son nom Pierre de Fenouillet?

Faut-il pour autant écrire Girona en catalan ou Tolosa (prononcer toulouse) en occitan alors que l'on utilise couramment Gérone et Toulouse? Et si on ne le fait pas, est-il satisfaisant d'écrire Raimon de Toulouse ou Jaume d'Aragon au lieu de Raimon de Tolosa et Jaume de Aragó? N'ayant pas de compétences pour respecter les orthographes de l'époque dans chaque zone linguistique donnée, je me bornerai, certes avec un fort sentiment d'insatisfaction, d'écrire en "français" et de respecter scrupuleusement les orthographes choisies dans les différentes sources. Je laisse donc au lecteur le soin de déduire que Père de Fonollet et Pierre de Fenouillet sont un seul et unique personnage, de même que Hugueti de Karamanho est bien Hugues de Caramanh ou de Caramany. 

11 mai 1209: Caramany en pays de Fenouillet 

le village primitifAutour de l'église Saint Etienne et de son petit cimetière, la communauté villageoise implantée sur la rive droite de l'Agly en un lieu que nous appelons maintenant l'Horto, vaque à son ouvrage.

En bordure du village et de la rivière, les terrains plats ne manquent pas pour les cultures maraîchères ou céréalières. L'eau est abondante pour les hommes comme pour les bêtes et ce sont certainement ces facteurs favorables qui ont guidé le choix de ceux qui ont décidé de créer ici un lieu de vie, il y a environ deux siècles.2

Sur le grand rocher qui domine l'ensemble se dresse une petite fortification, gage de sécurité. C'est la demeure du seigneur. Nous ignorons son prénom à cette époque là, mais il se nomme De Caramany, ses ancêtres ayant pris tout simplement le nom du lieu, lorsque leur suzerain, le vicomte de Fenouillet leur a confié ces quelques arpents de terre en fief.

En ce début du XIIIème siècle, le système féodal est bien en place. Le modeste seigneur de Caramany qui a peut-être déjà rang de chevalier3 est vassal du vicomte de Fenouillet, lui même vassal du très puissant comte de Barcelone par ailleurs roi d'Aragon. Ce lien de vassalité se fait par l'intermédiaire des vicomtes de Narbonne qui reçoivent l'hommage direct au nom du comte4. Car Caramany fait alors partie de l'immense territoire qui est contrôlé par les comtes catalans et qui s'étend de part et d'autre des Pyrénées. D'autres seigneurs bien plus importants que les Fenouillet, les Trencavel qui détiennent la vicomté de Carcassonne, Béziers et Albi ou les Raymond de Saint Gilles, maîtres de l'immense comté de Toulouse sont unis par des liens de parenté ou de vassalité au monarque catalan.

En ce printemps 1209, ils savent tous que le risque d'une croisade menée sur leurs terres plane au dessus de leurs têtes. Le pape Innocent III leur reproche de laisser se développer une doctrine, que l'on appellera plus tard le Catharisme, et vient de décider d'agir par la force. Au sein de toute la noblesse du pays, l'inquiétude règne. 

11 mai 1258: Corbeil, royaume de France 

Après le traité de CorbeilLouis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis, roi de France et les représentants de Jacques Ier, roi d'Aragon, comte de Barcelone, seigneur de Montpellier apposent leur signature au bas d'un traité destiné à donner une frontière à leurs deux royaumes.

"Louis IX cède à l'Aragon ses droits sur les comtés de Barcelone, Urgel, Besalù, Roussillon, Empurias, Cerdagne, Conflent, Girone et Ausone. De son côté, Jacques Ier renonce à ses droits sur le Carcassès, Razès , Terménès, Lauragais, Béziers, Minervois, Agde, Albi, Rouergue, Quercy, duché de Narbonne, pays de Sault, comté de Millau, Gévaudan, Grèzes, Nîmes, Toulouse, Saint Gilles et enfin sur le Fenouillèdes et le Peyrapertusès."5

Il est à noter que Jacques Ier a abandonné ses droits de suzeraineté sur toutes les terres au nord des Corbières sauf ceux de la seigneurie de Montpellier, à laquelle il est attachée car il la tient de sa mère, Marie de Montpellier; c'est d'ailleurs dans cette ville qu'il est né. Le traité est complété par une convention matrimoniale prévoyant le mariage d'Isabelle d'Aragon avec le deuxième fils de Louis IX, le futur Philippe III, dit le Hardi.

Résultat: Caramany passe du comté de Barcelone au royaume de France. Il n'est pas certain que la communauté villageoise ait pu conserver son seigneur, nous verrons pourquoi plus loin. En tout cas, elle n'a plus de vicomte. Tous les étages intermédiaires de la pyramide féodale sont supprimés puisque le suzerain direct est le roi de France et ce sont donc aux fonctionnaires royaux qu'auront à faire les Carmagnols, si tant est qu'on les appelait déja ainsi. 

Les 50 ans qui ont fait l'Histoire: 

Que s'est-il passé de 1209 à 1258? Préoccupé par le développement rapide dans les Etats du Midi, d'une nouvelle forme de christianisme, différente de celui prôné par la Sainte Eglise catholique et romaine, au désespoir de constater que l'ensemble de la société est touché, du simple paysan au plus grand seigneur, parfois même jusqu'au représentant du clergé, le pape Innocent III ne ménage pas ses efforts, depuis l'année précédente, pour mettre sur pied une croisade. L'envoi de prédicateurs, de légats, les joutes oratoires qui ont opposé représentants de l'Eglise catholique à ceux de l'Eglise dite cathare6, les menaces, tout a échoué. Lorsque survient l'assassinat de son légat Pierre de Castelnau, il décide d'employer la force. Pour cela, l'Eglise dispose d'une arme redoutable: la croisade. Ce sera la seule qui sera prêchée dans des états chrétiens contre des croyants en Dieu. Croisade, le mot fait frémir car cela donne aux croisés, en plus des avantages spirituels qu'apporte toute croisade, le droit de détruire par le fer et le feu tous ceux qui sont déclarés hérétiques6 ou qui soutiennent les supposés hérétiques7, mais aussi celui bien plus intéressant matériellement de s'emparer de tous leurs biens. Pour un vilain, ce sera sa maison et ses terres, pour un bourgeois, sa boutique, mais pour un noble, ce sera son domaine, ses vassaux et ses droits féodaux. Dans ces conditions, et ce d'autant plus qu'il fallait juste descendre de quelques lieues vers le sud, sans prendre le risque de traverser la Méditerranée et de tomber en terre inconnue, comme pour les croisades en Terre Sainte, il serait naïf de croire que seuls des motifs d'ordre spirituel ont guidé le choix de ceux qui se sont armés pour répondre à l'appel d'Innocent III.8

Innocent IIIEt ils étaient nombreux. Selon Guillaume de Tudèle9, en ce mois de juin 1209, ce sont 20 000 chevaliers et 200 000 hommes à pied qui vont prendre la direction de la vallée du Rhône, sous les ordres du légat de Sa Sainteté, Arnaud-Amaury. Michel Roquebert indique que le poète a bien sûr exagéré l'effectif. Peu de grands seigneurs mais beaucoup de petits, un archevêque, trois évêques, "tout un monde d'archers, d'écuyers d'arbalétriers, de sergents et la grouillante piétaille, servants de machines, forgerons, charpentiers, valets d'armes. Et puis tous les ribauds, truands et routiers de sac et de corde... Et aussi les filles de joie... Telle était l'ost de la croisade, ni plus pure ni plus indigne que tout autre armée du Moyen-Age. Mais sans doute excitée par l'aubaine qui s'offrait à elle: une conquête ordonnée et bénie par l'Eglise."10

C'est la vicomté de Raymond-Roger Trencavel qui va subir les premiers assauts. La ville de Béziers ayant refusé de livrer ses citoyens considérés comme hérétiques, l'attaque est lancée. Alors que les croisés pénétraient dans la ville, le légat Arnaud-Amaury aurait prononcé cette phrase terrible: "Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens" qui donne le ton de la Croisade. Avec une estimation de 20 000 habitants massacrés, la ville entière livrée au pillage, ce terrifiant exemple porte ses fruits. C'est l'affolement dans la vicomté. Villages, bourgs, petits châteaux sont abandonnés. Quelques jours plus tard, Carcassonne tombe à son tour. Le vicomte Trencavel venu dans le camp croisé pour parlementer est fait prisonnier. Il sera enfermé dans les geôles de sa propre ville ou il mourra le 10 novembre. Il n'était âgé que de 24 ans.

Le commandement militaire de la croisade est alors confié à un petit seigneur d'Ile de France, Simon de Montfort qui prend le titre de vicomte de Carcassonne et des garnisons croisés s'installent dans les villes et les châteaux à la place de la noblesse occitane.

Les années qui vont suivre et qu'il serait bien trop long d'évoquer ici, n'ont été qu'une suite de combats qui ont embrasé la vicomté de Carcassonne puis le comté de Toulouse qui est vite devenu ausi la cible de la Croisade. Dans les lieux qui tombent aux mains des croisés, les hérétiques sont brûlés, leurs sympathisants condamnés à des peines très sévères dont la plus dure est l'enfermement au Un bûcherMur, c'est ainsi qu'on nomme la prison de Carcassonne. Salles de torture, cellules où n'entre ni l'air ni la lumière, cellules où l'on est aux fers sans pouvoir bouger, c'est la description qu'en font les consuls de la ville qui se plaignent des agissements de l'Inquisiteur. Pour eux, le Mur c'est l'enfer: "il en est qui de douleur et ne pouvant la supporter, mettent fin à leurs jours et de la manière la plus cruelle." Car, pour être encore plus efficace, l'Eglise a créé en 1233 le Tribunal de l'Inquisition. La moindre dénonciation, le moindre soupçon de soutien à l'Eglise cathare, la moindre parole déplacée à l'encontre du pape ou d'un de ses représentants peut conduire au bûcher. Les biens des hérétiques sont confisqués, leurs maisons sont brûlées. Sur ordre des Inquisiteurs, des morts sont déterrés et leurs dépouilles jetées dans les flammes. Les représentants du clergé cathare qui en Languedoc sont très souvent appelés par les croyants, les bons hommes, sont des proies faciles puisque leurs voeux leur interdisent d'utiliser la force ou le mensonge. Ils sont donc obligés de se cacher mais, dans la clandestinité, ils poursuivront leur ministère jusqu'au dernier. La nation occitane, quant à elle, tentera de résister mais après le pape c'est le roi de France qu'elle devra affronter. Son intervention en 1226, montre bien que la Croisade a pris un tournant politique et que la royauté a compris qu'elle pourrait grâce à elle, récupérer à son profit les riches terres du Midi. Le cliquetis des armes ne cessera qu'en 1255, tout près de Caramany, au pied du château de Quéribus en Fenouillèdes. Et le dernier bon homme d'Occitanie, Guilhem Bélibaste, originaire de Cubières, sera brulé, au pied du château de Villerouge-Terménès à l'automne 1321, plus d'un siècle après le début de la Croisade.

Comment la vicomté de Fenouillet qui aurait pu rester à l'écart de ces événements dramatiques puisqu'elle n'était pas en terre de France, a t-elle été concernée? C'est ce que nous verrons dans la deuxième partie d'Un souffle cathare sur Caramany. 

Notes:

  1. rubrique Histoire
  2. Les fouilles préparatoires à la construction du barrage, menées en 1990 ont mis au jour les traces du village médiéval que la mémoire orale des Carmagnols situait toujours en cet endroit. Pour l'abbé Albert Cazes, "le Roussillon sacré", la première mention écrite de l'église Saint Etienne remonte à 1259. Il ne peut s'agir de l'église actuelle dont les parties les plus anciennes dateraient de la fin du XIV ème siècle. Les ruines de l'église primitive ont occupé une partie de l'emplacement du cimetière actuel jusqu'en 1882 (voir Les années en 2, 1882, rubrique Histoire). Enfin l'occupation de ce premier village se serait étalée du XIème au XIIIème siécle: Annie Pezin, responsable des fouilles dans l'Indépendant du 03 août 1990.
  3. Il portait ce titre en 1242, et vraisemblablement depuis déjà quelques années. Voir 2ème partie, 1242.
  4. Michel Roquebert, Citadelles du vertige, p 108
  5. Les châteaux cathares... et les autres, René Quehen et Dominique Deltiens, p 86
  6. Pour l'Eglise, une hérésie est une doctrine qui diffère des croyances établies et qu'elle condamne comme contraire aux dogmes. Elle appellera celle qu'elle doit affronter au XIIIème siècle, l'hérésie albigeoise puis plus tardivement l'hérésie cathare. Les hérétiques en question n'utilisaient pas le mot de cathare pas plus d'ailleurs qu'ils ne se désignaient par celui de parfaits ou de purs. (J.L. Gasc - Les Cathares p 57.58). Ils s'appelaient simplement les amis de Dieu, les chrétiens ou vrais chrétiens ou bons chrétiens, ceux du Languedoc utilisant les termes de bons hommes ou bonnes femmes (Jean Duvernoy – La religion des Cathares, p 298-299, Anne Brenon - Le vrai visage du catharisme, p 11)
  7. Cette nouvelle Eglise de Dieu n'utilise qu'un seul sacrement, le consolament ou baptème de l'Esprit Saint qui se pratique par l'imposition des mains. Seuls ceux qui ont reçu le consolament, entrent en religion et sont des Bons Chrétiens, tenus de respecter la "règle de justice et de vérité". Les autres étaient appelés les croyants. Ils demandaient à être consolés à l'article de la mort de façon à sauver leur âme. Pour l'Eglise catholique, non seulement être croyant était déja être hérétique mais la moindre rencontre, le moindre échange de paroles avec un Bon Chrétien faisaient que l'on était soupçonné d'hérésie.
  8. Dans sa lettre du 10 mars 1208, Innocent III écrit: "Efforcez vous de pacifier ces populations au nom du Dieu de paix et d'amour. Appliquez vous à détruire l'hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera. Avec plus d'assurance que les Sarrasins, car ils sont plus dangereux, combattez les hérétiques d'une main puissante et d'un bras étendu." Les cathares J.L Gasc, p141
  9. Guillaume de Tudèle est un clerc originaire de Tudela en Navarre. Il est l'auteur de la première partie de La cançon de la crosada ( La chanson de la croisade 1210-1213)
  10. L'épopée cathare, tome 1 p 235-236 

Sources:

  • Les sources seront indiquées à la fin de la quatrième partie. 

Photos:

miniature: Les armoiries d'origine des Caramany

Photo 1: L'horto: en 1209, un petit cimetière était déjà en place autour de son église. Mathieu Caillens.2007

Photo 2: carte politique à la fin du XIIIème siècle. Extraite du livre d'Anne Brénon: Le dernier des cathares

Photo 3: Le pape innocent III: fresque du XIIIème siècle

Photo 4: représentation d'un bûcher