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Les moulins de Caramaing-5

 

VI. 2 La valse des meuniers 

Avec la construction des nouveaux moulins et les offensives permanentes de Louis Valentin Chauvet contre son rival, les registres d’état civil nous livrent de nombreuses traces de meuniers. Il y en a même, pourrait-on dire, trop. J’ai fait le choix de les présenter, même si la situation est très confuse, plutôt que de les passer sous silence, car ils ont contribué aussi à l’aventure de la meunerie sur Caramany.

En égrenant la liste de ces meuniers présents sur une période allant de 1815 à 1843, il faut toujours avoir à l’esprit que Jean Antoine Pons, le seul à avoir ce titre dès 1815, le garde jusqu’en 1837 et, à moins qu’un document vienne prouver le contraire réside au moulin du Jounquié au moins jusqu’en 1834. Ces éléments sont loin de faciliter la compréhension de la situation.

Dans le courant de l’année 1819, un certain Pierre Arnoulat, patronyme inconnu à Caramany, est présent au village car il déclare en mairie, le 23 novembre la naissance de sa fille Jeanne. Il a alors 33 ans. Ce n'est qu'à la naissance d'une autre fille, Marguerite le 12 avril 1822, que le secrétaire ajoute après son nom "meunier à farine", ne laissant aucun doute sur sa profession. En 1822, il n'y a qu'un seul moulin à Caramany, il travaille donc obligatoirement soit pour Jean Antoine Pons qui l’aurait pris comme ouvrier (mais le maire n’a pas employé ce terme dans les actes d’état-civil) soit à son compte. Mais alors deux questions se posent : Jean Antoine Pons lui a-t-il transmis son bail à sous ferme ?1 Où est-il logé avec sa famille ?

Pierre Arnoulat, dont on sait qu'il est passé aussi à Ansignan et Saint Arnac est toujours là en septembre 1823, lors du décès de la petite Marguerite, à peine âgée de 16 mois. Le 21 septembre 1824, il prend à ferme le moulin de Saint Paul de Fenouillet, non sans avoir trouvé un successeur.  Il a, en effet, laissé une trace dans le registre des minutes du notaire Canavy à Ille sur Têt ; sur un petit feuillet accroché à un acte d’octobre 1827, on peut lire :

 « 21 juillet 1824 : Pierre Arnoulat, meunier à Caramany aferme à François Fontvieilhe meunier à Saint Arnac un moulin à Caramany affermé par Benoît Grand. Acte Hortet du 3 juillet 1822 qui comprend aussi le moulin d’Ansignan »* On remarquera que ces transmissions de baux ne mentionnent aucunement Jean Antoine Pons.

Effectivement, 1824 est l’année où François Fontvieille arrive. Qui est-il ? Originaire de Joucou dans l'Aude, il est, comme il se doit, fils de meunier, marié 1e 14 mai 1818 à Cassagnes avec Josephe Girand. Le couple vit au moulin du Régatieu (qui apparaît une fois de plus comme le lieu de passage privilégié pour venir ensuite à Caramany) où naissent trois filles. D’autres enfants vont naître au village : Anne en 1825, François en 1827, Marie Anne en 1829, Jean Louis en 1831, et Auguste en 1835. L'officier de l'état civil mentionnera après le nom du père, pour la profession « meunier ou meunier à farine », et pour la résidence « domicilié dans la commune ou à Caramany ou au dit Caramany ». Une seule fois il inscrira, en 1829, « domicilié au moulin de Caramany » Nouveau problème ! En 1829, il y a deux moulins sur le territoire communal, chacun disposant d’un logement de fonction. Si l’on considère que par antériorité le moulin seigneurial a gardé son titre, alors que celui du Prat Gran est appelé la moulinette, François Fontvieille habiterait au Jounquié, mais une fois de plus quid de Jean Antoine Pons, censé y habiter encore jusqu’en 1834 ? Il paraît peu probable que deux familles nombreuses puissent cohabiter dans un même appartement.

acte de naissance de Marianne Fontvieille

Et ce n’est pas tout, le 27 septembre 1832, apparait dans les registres lorsqu’il déclare le décès de son fils Martin, Antoine Pons, fils de Jean Antoine et de sa première femme Cécile Pratx. Il est domicilié à Caramany sans plus de précision. Son arrivée pose (encore) une question de taille : pour qui vient-il travailler ?

Né à Sournia, avec un père et un grand-père meunier, il ne pouvait être que meunier. Il n'avait que 14 ans lorsque son père a pris possession du moulin de Caramany et il a trouvé tout naturellement quelques années plus tard une épouse au village, Anne Bedos, un peu plus âgée que lui. Il y a aussi trouvé le moyen de s'instruire, car il appose sur tous les actes une signature bien affirmée, preuve qu'il a appris à lire et à écrire. Le couple respectera la tradition familiale, leur premier fils s’appellera Antoine et naîtra au moulin d'Ansignan le 27 avril 1825 ; il décèdera hélas deux ans plus tard, alors que Martin fait son entrée dans la famille le 12 novembre. En 1828, naîtra Jean Antoine (comme le grand père) et le 30 mars 1831 Eustache, toujours à Ansignan. C'est donc entre avril 1831 et septembre 1832 que la famille vient habiter Caramany ; ce sera une période difficile, car après Martin, c'est Eustache, appelé Jean qui décédera le 30 août 1833. Le 11 février 1834, la naissance de Pascal viendra atténuer la peine des parents

Il semblerait qu’Antoine Pons quitte Caramany en 1835, on le retrouve à Laroque de Fa, en tant que cultivateur, où il déclare la naissance de François, le 20 février 1837.

 Mais 1835 c’est aussi l’année où, rappelons-nous Louis Valentin Chauvet vient de faire construire le moulin de la Rouïre. Et un nouveau meunier entre en scène. Le 23 octobre 1835, Paul Lautier déclare en mairie la naissance de son fils Auguste. Agé de 31 ans, il a comme épouse Jeanne Trilles et est bien « meunier à farine, domicilié à Caramany ». Le 21 avril 1838 naîtra sa fille Emilie qui décédera le 18 septembre. L'acte de décès rédigé par le maire Jean Bedos Marquet se veut précis. La petite Emilie est décédée « dans sa maison d'habitation située dans le terroir de Caramany. » Or, il écrit dans les autres actes « dans sa maison d'habitation située à la dite commune ou située à Caramany » L'emploi du mot "terroir" signifie certainement qu'il s'agit d'un moulin. François Fontvieille occupant celui du Jounquié, on peut donc en déduite que Paul Lautier a été recruté par Louis Valentin Chauvet et habite au moulin de la Rouire qui était surmonté d’un logement et où va naître le 8 octobre 1839 son fils Jean Baptiste. 

                * ADPO 3 E 38/54 notaire Canavy Ille sur Têt 

VI.3 de 1835 à 1843 une succession d'événements troublants 

Pourquoi Antoine Pons, de retour au village où habite son père, en est-il parti ? L’arrivée de Paul Lautier en est-elle la cause ou la conséquence ? Et pourquoi est-il revenu après le départ de celui-ci ? Ce qui est sûr, c’est que la famille Lautier a quitté Caramany vraisemblablement en 1840, car elle n’apparaît pas sur le très officiel premier « Etat des habitans » effectué en 1841 alors que Antoine Pons y figure à la page 22 avec son épouse et ses trois garçons.  Malheureusement il décède le 21 octobre 1841, à seulement 40 ans. Sur son acte de décès, comme dans le registre de recensement, c’est bien la profession de meunier qui est inscrite. Tout laisse donc à penser qu’il a remplacé Paul Lautier et donc a été employé par Louis Valentin Chauvet. Mais qu’en était-il pour sa première période de 1832 à 1835 ? L’usine de la Rouïre n’étant pas encore construite, a-t-il travaillé aussi pour Louis Valentin Chauvet au Prat Gran ou en soutien au Jounquié, donc pour Benoît Grand, adversaire numéro un de Louis Valentin Chauvet ? Peut-être a-t-il tout simplement aidé son père à exploiter ses terres ?

Voilà donc en l’espace de deux ans, deux meuniers qui disparaissent. Louis Valentin Chauvet est propriétaire de deux moulins sans aucun homme de l’art pour les faire fonctionner. Avec l’achat de celui du Jounquié l’année suivante, il est certes à la tête des trois moulins fariniers et d'un moulin à huile mais il ne reste dans la commune qu’un seul meunier, François Fontvieille qui était détenteur d’un bail à ferme de six ans, signé par Benoît Grand le 6 septembre 1836, avec prise d’effet le 1er juillet 1837*1. Ce qui se passe ensuite est d'autant plus incompréhensible.

 Accusé « d'avoir volontairement mis le feu à un édifice non habité, d'avoir communiqué le feu à un édifice habité ou servant d'habitation, d'avoir pareillement et en même temps communiqué l'incendie à un autre édifice non habité, ou de s'être rendu complice des trois incendies » François Fontvieille est arrêté et incarcéré le 9 février 1843*2. Il ne devait guère s'y attendre puisque le 28 février était prévu le mariage de sa première fille Louise avec un Carmagnol de souche Thomas Barilles. Les premiers bans avaient même été publiés le 5 février. C'est de la prison qu'il transmettra son consentement et c'est d'ailleurs de tous les registres que j'ai pu parcourir le seul acte de mariage où le père de la contractante n'est pas présent pour cause d'emprisonnement, ce que le secrétaire de mairie Auguste Azais a été dans l'obligation de signaler. « fille majeure et légitime de François Fonvielle (sic), âgé de cinquante-deux ans, meunier à farine, domicilié à Caramany, actuellement détenu à la prison civile dudit Perpignan, non présent mais consentant en la personne de Josèphe Girand son épouse, âgée de quarante-huit ans, ménagère domiciliée audit Caramany ainsi qu'il résulte de la procuration par acte passé audit Perpignan dans la prison civile, le neuf février mil huit cent quarante-trois, par devant Pierre Ferriol notaire à la résidence dudit Perpignan enregistré à Perpignan le neuf dudit mois de février mil huit cent quarante-trois, dont expédition acte ou procuration délivrée par maître Joseph Arnaud Désiré Bauby, notaire à Latour le vingt-quatre dudit mois de février mil huit cent quarante-trois est annexé au présent... »

Quelle est la cause de cette incarcération ? Une plainte de Louis Valentin Chauvet, son tout nouveau propriétaire, qui de plus, a mobilisé trente-cinq Carmagnols*3 pour témoigner contre lui. Aurait-il voulu éliminer son fermier ? Il est vrai que celui-ci lui avait été imposé dans l’acte d’achat du moulin, ce qui, au vu du caractère qui transparaît dans les actes, ne devait guère lui être agréable. Il est vrai aussi que François Fontvieille avait marié deux de ses filles à des membres de la famille Grand, bien entendu meuniers eux aussi. Il est vrai enfin que ce n’était pas un simple meunier, car il disposait d’une certaine aisance financière, prêtant de l’argent, possédant un troupeau de bêtes à laine et ayant investi dans le moulin de Bélesta et des terres à Caramany*4. Pouvait-il représenter une menace au point d’inventer un incendie, alors qu’il suffisait d’attendre la fin du contrat prévue au 30 juin 1843 ?

Quoi qu'il en soit, François Fontvieille sera acquitté après un procès qui a duré trois jours, du 24 au 26 août.  Il est resté en prison sept mois et, même blanchi par la justice, il ne peut évidemment pas continuer à travailler à Caramany. S'il est innocent, il sait que Louis Valentin Chauvet a profité d'un incendie ou l'a provoqué, ce qui serait encore plus grave, pour le faire partir. Et il sait aussi qu’à Caramany, on ne s'oppose pas aux Chauvet.

Il achète donc en décembre 1843, les deux moulins à farine de Sournia, la quatorzième partie d'un moulin à huile et diverses terres*4 et part s'installer dans cette commune avec femme et enfants.

Cette année 1843 est particulière pour Caramany qui devient un village avec trop de moulins et aucun meunier. Mais Louis Valentin Chauvet, en bon chef d'entreprise, s'est déjà mis à la recherche d'un professionnel et il en a trouvé un à Tautavel. Son patronyme l'avait prédestiné à ce métier puisqu'il se nomme Antoine Moulines et qu'il descend, comme il se doit, de plusieurs générations de meuniers. Agé de 36 ans, marié avec Catherine Resungles, de Vingrau, il déclare en mairie, le 21 avril 1844, la naissance d'un garçon Bonaventure. Pour une fois (qu'il en soit remercié !), Auguste Azais, l'instituteur-secrétaire de mairie, a indiqué « né le jour d'hier, à neuf heures du soir, en cette commune de Caramany, dans sa maison d'habitation, sise au moulin de la Rouïre ». Le couple n'est pas resté longtemps sur place, il ne figure plus sur les registres après cette date. Son départ est à mettre en relation avec l'arrivée d'un nouveau meunier début 1846. 

acte de naissance de Bonaventure Moulines

                *1 ADPO 3 E 38/63

                *2 Moulins et meuniers en Fenouillèdes -page 206

                *3 Moulins et meuniers en Fenouillèdes - page 207

                *4 Moulins et meuniers en Fenouillèdes - page 205

 VII Le destin des trois moulins fariniers est désormais lié.    

VII.1 De Chauvet à… Chauvet    

L'aîné des Chauvet a remporté la bataille, mais peut-être ne le sait-il pas encore, il ne profitera pas de ses biens longtemps. Il est évident qu'il ne fera pas tourner ses trois moulins. Il signe le 31 décembre 1845, un bail à ferme pour 6 ans, à partir du 1er janvier 1846 et pour un prix de   1 100 francs par an à un certain Antoine Authier*1. La déclaration du décès de la mère de celui-ci, Marguerite Aulieu, le 13 février 1847, est intéressante à plusieurs titres. Antoine Authier a trente ans, il sait écrire et est fils de Pierre Authier meunier décédé à Donazac dans l'arrondissement de Limoux. Il est installé au moulin de la Rouïre et dispose d'un garçon meunier, Louis Jon, 23 ans, petit-fils de Marguerite Alieu. Par contre l'acte n'indique pas s'il vit en couple et s'il a des enfants. Il ne réapparaît pas dans le registre jusqu'à la fin de son bail prévue fin 1851. Son passage à Caramany ne s'est pas fait en toute sérénité et il n'a même pas fini son contrat.

Plan du moulin de la Rouïre

Car, pour son patron les événements se bousculent. A partir de juillet 1842, Louis Valentin Chauvet qui avait gardé un poste de conseiller municipal, ce qui devait être un bon observatoire pour peser encore sur la vie du village, ne figure plus comme membre du conseil. Le 18 juin 1843, son épouse Émilie, née Carrière, décède, et immédiatement après le registre de délibérations nous apprend qu'il a quitté le village. « Réuni au lieu ordinaire de ses séances, le Conseil municipal, sous la présidence du sieur Jean Montferrand » est amené à se prononcer sur la lettre de M. Louis Chauvet, percepteur domicilié à Millas qui demande une concession de cinq mètres carrés de terre dans le cimetière communal pour y établir une tombe particulière ». La demande est accordée à l'unanimité, on s'en serait douté, mais ce qui est surprenant c'est que c'est le demandeur lui-même qui a rédigé ce compte rendu de délibération et qui plus est, sur le registre officiel. Où était donc passé le secrétaire – instituteur qui a d'habitude cette charge ? On a vraiment l'impression que la page a été mise telle quelle sur la table à la signature des élus. Le style est remarquable, en voici un extrait : « Le Conseil ayant considéré d'abord que la mortalité de cette commune n'était pas assez forte pour exiger toute l'étendue du cimetière existant, en second lieu que la Mémoire de la personne de Mme Chauvet pour laquelle la dite concession est demandée, réclame à juste titre cet acte de reconnaissance de la part des habitans de Caramany dont elle a été la bienfaitrice, a délibéré à l'unanimité... » Pour que cela n'apparaisse pas complètement comme une obligation, l'intéressé a fixé un prix, cent vingt-cinq francs pour la concession versés au profit de la commune et quarante-deux francs en faveur des pauvres.

L’année 1844 marquera un tournant dans cette longue descente aux enfers. Louis Valentin Chauvet   fait donation de la propriété de ses biens à son fils Edmond mais en garde la jouissance. Que s’est-il passé ensuite ? On apprend à la lecture des actes de vente postérieurs qu’a eu lieu une adjudication sur surenchère au profit de Monsieur Ferriol contre Edmond Chauvet*2. Ce dernier a donc perdu tout héritage. Et effectivement, lorsqu’en 1848 et 1849, les biens sont mis en vente, les vendeurs sont Louis Valentin Chauvet pour la jouissance et Monsieur Ferriol pour la nue-propriété.

Entretemps, le 10 avril 1845, Louis Valentin Chauvet a demandé de transférer son domicile réel à Millas afin d'y exercer ses droits civils et civiques, ce qui signifie qu'il coupe toute relation d'électeur ou d'éligible avec la mairie de Caramany ; c'est la fin de l'influence Chauvet sur la vie politique de la commune après cinq générations, mais pas sur la vie économique dans laquelle sa veuve Marguerite née Pech et son frère Jean vont encore jouer un rôle.

L’héritage de Louis Valentin Chauvet est partagé en lots dont 12 se vendront en 1848. C’est le lot proposé en 1849 qui concerne les trois moulins fariniers.

Devinez qui les achète ? C'est son frère cadet, né en 1788, que l'on appelle Jean mais qui avait été baptisé Jean-Pierre, celui-là même qui en 1827 avait procédé à un échange avec Benoît Grand, récupérant les moulins de Caramany et Bélesta ainsi qu’un peu de liquidités contre la moitié du Mas d’en Casenoves hérité de son père*2. Transaction étrange puisque quelques mois après Benoit Grand avait récupéré le moulin de Caramany avec pour conséquence la construction du moulin de la Rouïre par Louis Valentin Chauvet. La purge des hypothèques légales est publiée dans le Journal des PO du 7 mai 1850 : « à Jean Chauvet domicilié à sa métairie du Régatieu située sur le territoire de Rasiguères, trois moulins à farine, les canaux de ces moulins et divers champs bois et pâtures de diverses contenances situés sur le territoire de Caramany pour le prix de 16 000 francs ». Comment ne pas remarquer la baisse de la valeur des moulins en 7 ans. En 1842, le moulin du Jonquié était estimé à lui seul à un peu moins de 14 000 francs et en 1849, les trois moulins valent moins que 16 000 francs. Il est vrai que la vente s'est réalisée en famille et que Louis Valentin et Edmond Chauvet semblent avoir un besoin urgent d’argent disponible. 

                *1 archives personnelles

                *2 ADPO 3E42/195 notaire Jean Cussol 

VII. 2 le déclin 

 Les pluies de l'automne 1850 sont fortes et provoquent une crue de l'Agly. Dans la nuit du 16 au 17 septembre, la chaussée du moulin de la Rouïre a été emportée. En toute logique, du moins devait-il le penser, Antoine Authier demande à son propriétaire de procéder aux réparations ; mais celui-ci refuse. Il est donc cité à comparaître devant le juge de paix du canton dès le 7 octobre et réitère son refus en répondant « qu'il ne peut y avoir de mise en demeure (d'effectuer les réparations) dès l'instant que le moulin fonctionne. » La conciliation étant impossible, l'affaire est transmise au tribunal civil ou les parties comparaissent, après une demande d’abréger les délais ordinaires, à l'audience du 25 novembre. Par l’intermédiaire de son avoué, Antoine Authier rappelle que dans le bail qui a pris effet au 1er janvier 1846 « était convenu que si la chaussée venait à être emportée en en totalité sa reconstruction était à la charge du bailleur, mais que s'il ne s'agissait que d’une brèche, le preneur serait tenu du placement à ses frais jusqu'à concurrence de dix chevalets qui lui seraient fournis par le bailleur ». L'inondation ayant emporté les cinq sixièmes de la chaussée, il estime que sa reconstruction nécessite le placement de dix-neuf à vingt et un chevalets. Il précise aussi que cette clause avait été pratiquée trois fois, le bailleur fournissant non seulement les chevalets mais encore toutes les "basses"2 ainsi que toutes les fascines, le tout à prendre dans le bosquet contigu au moulin ». Jean Chauvet voyant qu'il ne fait pas plier son meunier, tente une offre trois jours avant l'audience : il propose de fournir le bois nécessaire pour le placement à la charge du sieur Authier des dix chevalets et de placer lui-même ceux qui pourraient être nécessaires au-delà de ce nombre. Il demande en plus que son offre soit déclarée suffisante et que son opposant soit donc débouté de sa demande de dommages et intérêts. Cette manœuvre de dernière minute ne troubla pas le tribunal dont les décisions sont sans équivoque: « Le tribunal jugeant au premier ressort et en matière principale, rejette les offres du sieur Chauvet, le condamne à rétablir la chaussée et à fournir le bois réclamé par Authier pour la réparation qui est à sa charge et qu'il offre de faire, le condamne à payer à Authier la somme de quatre-vingt francs pour tout dommage et aux entiers dépens liquidés à quatre-vingt-douze francs cinquante-cinq centimes*1. »

Façade du moulin de la RouireMais la décision du tribunal n'a pas tout réglé. Jean Chauvet a-t-il procédé aux réparations ? Rien n'est moins sûr, pour les raisons suivantes.

D'abord, les frais occasionnés par la crue interviennent dans une période où ses problèmes financiers ne sont pas réglés ; en février 1851, il met en vente ses trois moulins en faisant paraître plusieurs annonces dans le Journal des PO sous le titre « Vente volontaire ».  Il cherche à se défaire aussi de tout son domaine du Régatieu, d'une maison à Ille, d'une olivette et de deux vignes.

Ensuite, Antoine Authier est parti avant la fin de son contrat fixée au 31 décembre 1851, puisque faute d'avoir trouvé un acheteur, Jean Chauvet signe un bail le 4 septembre avec Jacques Barthes, ouvrier meunier natif de Montjoi, canton de Mouthoumet, demeurant à Estagel*2.  Ce bail qui est prévu pour une durée de 6 ans à partir du premier janvier suivant est fixé à la somme de 1 150 francs et comprend les trois moulins, tous les canaux digues et ruisseaux concernés par le fonctionnement des moulins, mais aussi toutes les pièces de terre en nature de champs, pâtures, bois vignes et jardins que le Sieur Chauvet possédait à divers endroits de Caramany (c’est-à-dire toutes les terres achetées à son frère en 1849). Il y est exposé que l’intention du preneur était de ne se servir que des dits moulins des Bacs (la Rouïre) et du Prat Gran. Par contre, s’il souhaite utiliser le moulin du Jounquié, il devra en faire la demande au bailleur, six mois avant, afin de remettre en état les installations. Il pourra toutefois utiliser ce moulin pour y loger des fourrages, de la paille ou y faire son habitat. »

La lecture de ce bail confirme que l’exploitation des trois moulins ne correspond pas aux besoins de la commune et que le moulin du Jounquié n’est pas en état de fonctionner, comme l’avait d’ailleurs affirmé Antoine Authier l’année précédente : il avait « mis en fait que depuis que la chaussée de la Rouïre a été emportée, il ne pouvait faire servir que celui des deux autres moulins qui est à une meule dont le bassin ne peut se remplir que trois fois par vingt-quatre heures et que chaque bassin ne permettait de faire qu'un hectolitre de farine environ ».

Jean Chauvet a -t-il fait réparer le moulin de la Rouïre ? Peut-être sommairement car on voit mal Jacques Barthes accepter un bail qui ne mettrait à sa disposition que la moulinette du Prat Gran.

Il a, en tout cas tiré les leçons de ses déboires juridiques, car il fait inscrire dans le bail la clause suivante : « Les frais d’entretien ainsi que ceux du renouvellement partiel ou total de la digue pour les deux meules des Bacs seront à la charge du preneur. Les bois pourront être coupés, mais sous contrôle du bailleur. »  

                   *1 Archives personnelles

                   *2 ADPO 3 E42/199 notaireCussol à Latour de France 

VII.3 Après le procès de 1850. 

De toute évidence, Jacques Barthès a lui aussi jeté l’éponge avant la fin de son contrat car nous découvrons dans le registre d'état civil en 1854, un nouveau meunier Pierre Clément. Il est né à Escouloubre le 6 juillet 1820 et il sait écrire. Son père était meunier à Galinagues, canton de Belcaire, arrondissement de Limoux. Célibataire, il est venu à Caramany avec sa mère Hursule Candille et sa sœur Rosalie. Grâce au recensement de 1856, qui pour la première fois a été réalisée par quartier, on sait qu'ils ont aménagé dans un moulin ; hélas le rédacteur a indiqué à la fin de la dernière page « le moulin » comme s'il était évident qu'il n'y avait qu'un seul logement habitable.

Mais un acte postérieur révèle que Pierre Clément réside au Jounquié. Dans le vocabulaire local, « Le Moulin » reste donc toujours le moulin du seigneur. Il dispose d’un garçon meunier en la personne de Louis-Alexandre Montferrand, fils d’Elisabeth, qui habite chez Jean Antoine Pons. Rosalie Clément se marie au village en 1854 avec un certain Hermengol Léritjos, marchand, natif de l’évêché de la Seo d'Urgell et veuf d'une Carmagnole Paule Lajou. Pierre Clément, lui, convolera en justes noces le 16 juillet 1856 avec Anne Saly, Carmagnole également, veuve de François Sabineu. De cette union naîtront quatre fils François, Joseph Clément, Eugène et Jules.

vue aérienne Rouïre

Ce ne doit pas être un hasard, mais par ce mariage, il entre dans la famille de son propriétaire. En effet, François Sabineu, premier époux d'Anne Saly avait un frère Michel qui, à la suite d'un échange avec Jean Chauvet *1 devient propriétaire des moulins. L'acte est signé le 1er février 1856 chez maître Cussol à Latour de France et la purge des hypothèques légales est publié le 7 mai toujours dans le Journal des PO. Il n’est pas facile de suivre les intentions de Jean Chauvet qui n’arrête pas d’acheter et de vendre, mais cet échange semble n’avoir comme explication que son besoin d’apurer les dettes en cours. Rentrons un peu dans les détails. Il cède uniquement le moulin du Jonquié et celui du Prat Gran et bien sûr leurs dépendances, le tout quittant définitivement le patrimoine Chauvet, contre « la moitié indivise du moulin à huile et d'une pâture de 93 ca … moyennant une soulte de 11 000 francs. » Que pouvait vouloir faire Jean Chauvet d’un demi-moulin à huile ? Sûrement pas grand-chose mais ce qui lui importait, c’est la somme d’argent par ailleurs déjà dépensée. En effet, il est clairement indiqué dans l’acte que Michel Sabineu gardera 2 000 francs pour régler les dettes en rente viagère dues par les sieurs Louis Valentin et Edmond Chauvet à deux propriétaires de Perpignan et versera les 9 000 francs restant à Monsieur François Ferriol en diminution de la somme qui lui est due, en vertu de l’acte du 4 octobre 1849. On se souvient que cet acte concerne l’achat des trois moulins par Jean Chauvet.

 Michel Sabineu, quant à lui, voit peut-être là l’occasion de préparer la dot de ses trois filles tout en se débarrassant du demi-moulin à huile. Il est âgé à l’époque de 46 ans et a toujours été qualifié de propriétaire. Le recensement de 1866 indique qu’il abrite dans sa maison familiale, au quartier du château, en plus de sa fille cadette Sophie et de la famille de sa fille aînée Virginie, un domestique, preuve qu’il exploite un certain nombre de propriétés et dispose d’une aisance financière. Son élection en tant que maire de 1858 à 1865 montre aussi sa position sociale dans la commune.

L’épopée des moulins carmagnols entre dans une nouvelle phase puisqu’ils vont de nouveau être séparés.               

                *1ADPO 3E42/208 notaire Cussol Latour de France

                *2Moulins et meuniers en Fenouillèdes - page 45

 Notes :

  1.  Germain Busquet a utilisé cette procédure plusieurs fois. Pages 198 et 199 Moulins et meuniers du Fenouillèdes
  2.  Basse dans le vocabulaire de l'hydrographie signifie eaux de faible hauteur ; il doit donc s'agir ici   de bois pour renforcer les parties du canal à faible hauteur, à mi-chemin entre les chevalets et les fascines.

 Sources : Les sources seront données à la fin de l’étude.

Photos :

- miniature: Ordonnance royale autorisant la construction du moulin de la Rouïre - Archives Départementales

- 1 acte de naissance de Marianne Fontvieille où est précisé le domicile, moulin de Caramany

- 2 acte de naissance de Bonaventure Moulines où est précisé le domicile, moulin de la Rouïre.

- 3 Localisation du moulin de la Rouïre, de son barrage et du canal d'amenée. Archives départementales, 13 sp 29.

- 4 La façade du moulin de la Rouïre. On distingue très bien la date de construction et les encadrements des ouvertures en tuf. Cliché Bernard Caillens 1993

- 5 Vue aérienne 1965.  Géoportail. Indications Philippe Garcelon